Une fois n’est pas coutume, c’est à Marseille que je vous embarque pour une promenade sur les lieux du roman Sous la ville rouge de René Frégni.
Après l’avoir lu l’an dernier, je n’avais qu’une envie : retourner à Marseille pour faire ce parcours.
Un an plus tard, j’ai mis ce projet à exécution et je suis repartie dans le sud, mon livre corné sous le bras et mon téléphone à la main, pour photographier certains endroits de la ville qui sont cités dans le livre.
Comme je vous l’ai déjà dit, j’ai adoré ce roman et j’espère sincèrement que cette balade vous donnera envie de le lire !
Cartographie des lieux
1. Église Saint Vincent de Paul
Charlie Hasard est originaire de la banlieue marseillaise. Il vit de petits boulots et passe la majeure partie de son temps au club de boxe ou chez lui, à Marseille, à écrire. Il se remémore ses souvenirs dans cette ville qu’il a toujours connue.
Charlie était donc revenu dans ce quartier, le terminus des banlieusards, et avait déniché cet appartement discret dans la rue Barthélémy, sous les deux flèches vertigineuses de l’église des Réformés. Il ne croyait pas en Dieu, il aimait dormir sous un clocher. Les cloches dispersaient ses rêves. Il avait vécu des années entre le clocher des Accoules, puis des années entre les deux clochers de Manosque. « Les cloches emportent mes songes, je n’ai pas besoin de voyager », pensait-il.
Son étroite chambre jaune donnait sur un étroit jardin. Marseille est une ville de jardins. Il suffit de traverser n’importe quelle maison pour déboucher sur un mouchoir de verdure qu’on ne pouvait imaginer de la rue. Les mûriers sauvages adorent ce silence écrasé par de hautes maisons, les figuiers aussi sont sauvages. Quand les Marseillais ont voulu un platane, ils s’en mordent les doigts, les racines de cet arbre transpercent toutes les caves, ouvrent les murs à la recherche d’un peu d’humidité, d’une bouteille de vin.
p. 24-25
2. Rue Curiol
Dans la petite chambre de Charlie, l’air était étouffant. Un peu avant minuit, il se rhabilla et sortit. Il avait envie de revoir l’entrée du « Soupirail », la boîte de nuit où il avait tout appris à quinze ans : danser le bop en lignes, embrasser le cou des filles pendant les slows, glisser sa main sous les tricots de coton et sentir durcir la pointe de toutes ces jeunes poitrines que l’on voyait du bout des doigts dans une obscurité rouge.
Il descendit un peu la Canebière et tourna à gauche dans la rue Curiol qui prend son élan et s’élève très vite. Il y avait une immense fosse à la place de sa jeunesse. On avait arraché un morceau du quartier. Le dancing où il avait transpiré, flirté, dansé, était parti sur des camions bennes.
Au bas de cette rue, les démolisseurs n’avaient épargné que les façades. Emportés les étages, les toitures, les escaliers de ces taudis et ces dédales de caves où trois fois par semaine il était venu à tâtons chercher l’amour. Une excavation qui éventrait la ville jusqu’à la rue Sénac.
p. 25-26
3. Rue Barthélémy
Quand il ouvrit les yeux le soleil inondait sa chambre, le ciel au-dessus des toits n’avait jamais été aussi bleu. Charlie respira. La ville entière respirait. Elle n’était pas plus propre, elle était limpide soudain.
Il passa les deux jours suivants à écrire. Il faisait frais enfin. Pendant deux jours il tourna comme un fauve autour de son cahier, dans cette cuisine aussi étroite qu’un couloir. Quand il était dans cet état de transe et de bonheur, Charlie ne se nourrissait que de riz ; il en avalait d’énormes assiettes avec beaucoup de beurre et des poignées de fromage râpé. Il vidait aussi avec la même cuillère à soupe de grands pots de confitures d’abricots. Avec le mistral le pain était aussi dur que la table. Deux jours sans mettre le nez dehors, sans répondre si quelqu’un frappait à la porte, ce qui arrivait de moins en moins souvent, à part le facteur tous les deux mois pour un recommandé. Il faisait le mort. Pourtant il se sentait plus vivant que jamais.
p. 27-28
4. Plauchut
Charlie Hasard brûlait beaucoup de sucre durant ces journées de profonde concentration. Il acheta deux babas au rhum chez Plauchut, les avala sur le trottoir et, les doigts visqueux de sirop, fila vers le club.
Il aimait retrouver les vieux boxeurs au nez écrasé qui viennent passer l’après-midi entre eux, évoquer leurs débuts, les premiers combats et conseiller discrètement les jeunes qui se ruent contre les sacs. Il aimait entendre crépiter le punching-ball, les cordes claquer sur le sol.
Après le grand silence des mots, il aimait presque la musique barbare de Skyrock. Il aimait voir ces hommes combattre leur ombre face au miroir. Il regardait fasciné cette étrange chanson de geste, ces silhouettes luisantes de sueur qui s’acharnaient sur un gros fruit pendu à une plate-forme de bois. Et le sourire de Karim qui tournait sans fin autour du ring, ses mots, toujours les mêmes, qui organisaient ce ballet :
«Frappe au corps !… Frappe plus fort !… Tourne à droite !… Au corps !… Attaque en bas !… Remonte !… Accélère !… Bouge, bouge !… Sers-toi plus de ta droite !… Ta droite !… Plus fort !…. Accélère !… Frappe le premier !… Ta garde !… Feinte de l’uppercut !… Bouge !… Tourne !…»
Charlie vivait la boxe comme une autre forme d’écriture, puissance et subtilité, un équilibre entre la force et la grâce. Des mots, une cadence, une musique.
p. 30-31
5. Les Danaïdes
Charlie poursuit ses balades dans les rues de Marseille et s’installe en terrasse, accusant la réception de plusieurs lettres de refus d’éditeurs parisiens suite à l’envoi de son manuscrit.
Invisible. Il s’installait dans le coin le plus discret d’une terrasse, celle des Danaïdes le plus souvent, elle est vaste, colorée, féminine, et il observait. Le visage des femmes, la beauté des femmes, leur gaieté. Il pouvait rester des heures devant un café, silencieux, fasciné par ce flot de jeunes femmes qui arrivaient, s’embrassaient, riaient, s’éloignaient pour téléphoner, pirouettaient, dansaient. Ces corps souples, sveltes, peu dissimulés. Cette grâce que l’on rencontre partout dans les villes du Sud et qui n’appartient qu’au Sud. Huit mois par an ces femmes offrent aux regards, au soleil, leur peau d’or sombre, cette peau métissée qui brille délicatement dans chaque rue de Marseille, à chaque terrasse, dès le mois d’avril. Charlie Hasard ne bougeait pas, respirait à peine. Son coeur frappait fort. C’est le visage des femmes qu’il traquait depuis toujours. Certains visages, quelques visages, un visage. Une lumière qu’il capturait de loin dans une foule de visages qui s’éteignaient soudain. Il tenait son visage et ne le lâchait plus. Un absolu de beauté, quelque chose de pur, de délicat, presque irréel. Le choc d’une apparition. Il préférait les femmes aux cheveux relevés, la finesse d’une nuque, de leurs épaules nues. Le rire qui éclairait brusquement ces visages. Un rire clair, vivant. Leurs seins riaient, leurs ventres riaient, leurs cuisses, leurs yeux, leurs dents riaient. Et cette gaieté traversait tout le corps de Charlie. Il oubliait alors les lettres de refus, l’âpreté de sa vie et cette sourde inquiétude de la mort qui avait toujours rôdé autour de lui. Seule la beauté des femmes et l’écriture parvenaient à éloigner cette obsession de la mort.
p. 42-43
6. Vieux port
Charlie se rend dans une librairie pour assister à la présentation du roman d’un grand écrivain parisien. Cet auteur symbolise à ses yeux toute l’injustice du milieu de l’édition, où les relations semblent plus importantes que le talent pour se faire publier. Il suit l’écrivain qui part s’installer en terrasse sur le Vieux-Port pour lui remettre son manuscrit, Geronimo.
« – Je vous ai apporté mon dernier roman, j’aimerais que vous le lisiez vous-même. »
L’homme replia ses jambes, se raidit.
« Adressez-le moi personnellement, s’il mérite d’être publié, il le sera.
– Je vous dis que ça fait dix ans que je l’emballe et le déballe. Vous êtes là, prenez-le.
– Écoutez, monsieur, je ne suis pas là pour ça, j’ai tout de même le droit de respirer. Vous n’allez pas me harceler jusqu’ici », il montra sa table, son verre. « Nous avons un excellent comité de lecture. Ça se travaille, un texte, reprenez vos manuscrits, travaillez, travaillez. Relisez chaque mot. »
Charlie avait pâli. Il était allé chercher chaque mot au plus profond de lui-même, au plus intense. Dans une région qu’il ne connaissait pas lui-même.
« Parce que vous, vous travaillez !
– Pardon ? »
L’homme s’était dressé et semblait chercher du secours vers l’intérieur de la salle. Il avait remarqué le visage livide de Charlie Hasard et surtout ses yeux qui avaient presque changé de couleur.
« Vous faîtes le pitre tous les soirs à la télé, vous croyez que c’est ça être écrivain !
– Je crois avoir prouvé, monsieur, que j’étais écrivain. Faites vos preuves. »
La droite de Charlie partit toute seule. Foudroyante. L’homme la reçut en pleine figure, aussi dure qu’une boule de pétanque. Cette droite venait de très loin, comme chaque mot. Un direct que Charlie n’avait pas prévu, qui se constituait depuis des années, face à un sac de sable et au néant d’une boîte aux lettres.
p. 52-53
7. Les Danaïdes
C’est en ouvrant le journal le lendemain matin aux Danaïdes qu’il tomba sur ce titre : « Sauvage agression à la terrasse d’un café. »
Il lut les premières lignes. Il avait presque oublié l’événement. L’homme de lettres était photographié sur l’estrade, micro à la main, il occupait à lui seul la moitié de la page. « Il s’est littéralement abattu sur moi, déclarait-il à la policie, je revois ses yeux, les yeux d’un fou, d’un déséquilibré… » « En tout cas, c’est toi qui as perdu l’équilibre », pensa Charlie. L’article précisait que l’écrivain avait eu cinq dents brisées et deux côtes cassées. « Ça c’est pas moi, marmonna-t-il, c’est en tombant. »
Il songea aux affiches lumineuses de trois mètres de haut qui recouvraient Marseille, à ce regard hautain et séducteur. « Un écrivain prophète ! » Charlie imagina les mêmes portraits avec cinq dents de moins. « Difficile d’être un prophète quand on se fait casser les dents par le premier venu, cinq petites dents et ça fait plus du tout le même effet. »
Charlie but son café, regarda les filles. Il ne regrettait rien.
p. 58-59
8. Gare Saint-Charles
Charlie reçoit un appel téléphonique. C’est l’un des membres du comité de lecture d’un éditeur parisien qui a lu son manuscrit et qui a été convaincu par son talent. Il souhaite le rencontrer et lui propose de passer à son bureau s’il vient à Paris.
Charlie chercha quelque chose à dire, ne trouva rien. L’homme avait raccroché.
Abasourdi, il se laissa tomber sur une chaise. L’une des plus prestigieuses maisons d’édition venait de l’appeler, lui Charlie, ici à Marseille, dans cette étroite cuisine encombrée de casseroles, de livres, de papier.
Il demeura ainsi dix bonnes minutes, hébété, il repassait dans sa tête ce qu’il venait d’entendre, « le manuscrit de l’année »… « comité de lecture »… « vous m’avez secoué »…
Soudain il bondit sur ses pieds, enfila son blouson, y fourra carnet de chèque, carte d’identité, dentifrice et brosse à dents, ce qu’il put dénicher de monnaie et sauta dans la rue sans même donner un tour de clé.
Il courut jusqu’à la Gare Saint-Charles. Une heure plus tard, il était dans un TGV. Il marcha d’une voiture à l’autre jusqu’à la Gare de Lyon. Il traversait un rêve. Tout était beau, irréel, les villages dépassés à une allure vertigineuse, les châteaux, les vaches, les haies, les fleurs. Sa vie brusquement allait aussi vite que ce train. Plus vite que ce train. Tout valsait dans sa tête. En quelques secondes, il était devenu un écrivain. Un écrivain !
p. 68
9. Gare Saint-Charles
Une fois à Paris, Charlie se rend chez l’éditeur qui lui a téléphoné. Ce dernier, très embarrassé, lui apprend que l’un des membres du comité de lecture, Edmond Devalois, s’oppose farouchement à la publication de son texte et que, son manuscrit n’ayant pas fait l’unanimité, il ne sera finalement pas publié.
Un moment plus tard, il était à nouveau dans un TGV. Dans l’autre sens. À l’aller il n’avait pas tenu en place, n’avait même pas cherché son siège. L’euphorie l’avait soulevé.
À présent il y était, à sa place, tassé, meurtri, glacé. Jusqu’à Marseille il ne bougea pas d’un millimètre. Un masque de haine déformait son visage. Pendant plus de trois heures le nom de cet homme, Edmond Devalois, frappa dans sa tête, en cadence, comme le staccato des roues de n’importe quel train. Chaque syllabe de ce nom De-va-lois-Deva-lois-De-va… s’incrusta dans sa chair en un rythme d’acier.
« La haine dure trois minutes » disait Karim, cet ancien champion devenu entraîneur. La haine brûla tout le corps de Charlie durant le voyage. Elle descendit avec lui gare Saint-Charles, marcha avec lui sur les boulevards sombres et déserts de Marseille, s’enferma avec lui rue Barthélémy et l’empêcha de fermer l’oeil durant le reste de la nuit.
p. 73-74
10. La Canebière
Edmond Devalois que l’on voyait partout possédait la même puissance médiatique que l’homme à qui il avait brisé les dents. Il en avait le cynisme et l’élégance, les mêmes coquetteries de langage, la même moue suffisante. Il en était la réplique, le sosie. Ils sortaient des mêmes familles, des mêmes grandes écoles, d’une seule et même caste. Cette caste, Edmond Devalois en devint le symbole, l’incarnation. Charlie ne serait toujours qu’un paria, un chien des quais.
Il entra un matin dans un cybercafé en haut de la Canebière. Deux personnes étaient déjà installées, chacune dans un box. Il prit place devant un écran et d’un seul doigt tapa « Edmond Devalois ». Une photo apparut. L’écrivain éditeur qui l’avait refusé se tenait debout devant une très belle demeure aux volets blancs, recouverte de vigne vierge rouge.
D’autres photos défilèrent. Le site semblait immense, articles de presse, extraits de roman, liste des prix littéraires obtenus, voyages à l’étranger, réceptions, conférences… Charlie chercha des yeux le responsable du cybercafé, lui fit un petit signe. L’homme s’approcha.
« Excusez-moi, dit Charlie, j’aimerais écrire un petit mot à un écrivain que j’adore. Il y a tout sauf son adresse…
– On va aller voir sur le site des Pages jaunes », dit l’homme en se penchant. Il effleura à peine le clavier, une adresse apparut, dans le Vaucluse, à Lourmarin. Rien à Paris…
« Et voilà ! Vous pouvez même lui envoyer des chocolats de Puyricard ou des navettes de Saint-Victor. Moi je ne lis que des polars, quand je sors d’ici tout le reste me fatigue. Et pas trop épais, les polars. »
Telle une machine dont le mécanisme intérieur était désormais programmé, Charlie Hasard remonta chez lui, prit son casque, son blouson, enfourcha sa vieille moto garée sur le trottoir et fonça vers Lourmarin.
p. 76-77