C’est parti pour une nouvelle balade littéraire ! Cette fois-ci, nous allons parcourir Paris pour découvrir les lieux du livre “Quelque chose en lui de Bartleby”. Philippe Delerme s’inspire donc du personnage de Melville, Bartleby, pour créer le sien, Arnold Spitzweg, un homme solitaire qui adore se promener seul dans Paris. Un jour, il crée un blog : antiaction.com, qui va changer sa vie. J’ai beaucoup aimé l’atmosphère apaisante qui se dégage du texte et j’espère eavoir réussi à la retranscrire dans ma balade ! Rendez-vous mercredi pour le premier extrait !
Cartographie des lieux
1. Comptoir des Saints-Pères
Au Comptoir des Saints-Pères, la rumeur de la mi-journée s’enfle un peu vers treize heures, entre ceux qui déjeunent encore et ceux qui prennent leur café au comptoir. Dumontier repose sa tasse sur le zinc. Je vous ai dit, Spitzweg, qu’Arthur, mon dernier, avait choisi allemand première langue ? Je lui faisais réciter son vocabulaire hier soir, et je me suis demandé : est-ce que Spitzweg connaît la signification de son nom ? Un petit sourire monte aux lèvres d’Arnold Spitzweg. Il prend le temps de finir sa tasse. A l’occasion, il aime jouer le matois. Avec Dumontier, c’est facile. Il faut lui laisser faire son numéro, surtout quand Jeanne Corval et Clémence Dufour sont à l’écoute. Non, répond Spitzweg. Je me débrouillerais encore un peu en dialecte alsacien, bien que j’aie peu l’occasion de le parler désormais. Mais l’allemand…
p. 11
2. 226 rue Marcadet
Ce soir-là, en retrouvant son petit deux pièces, premier étage gauche, 226 rue Marcadet, Monsieur Spitzweg s’est dit qu’il allait se faire une vraie purée. Il s’est installé dans la salle à manger pour éplucher ses pommes de terre sur un vieux numéro du Parisien déployé. Par la porte fenêtre ouverte donnant sur le balcon, la rumeur des enfants dans le square Carpeaux. Arnold a mis la radio, comme tous les soirs. C’est toujours un peu la même chose, ces débats où l’on sollicite quelques auditeurs – pardon de vous interrompre, j’ai un appel de Michel de Besançon. Monsieur Spitzweg n’écoute pas vraiment. Il trouve que la radio est une présence, pas du tout comme la télévision, qu’il ressent comme une nébulosité absente. C’est vrai, a dit un jour Clémence Dufour, ça tient davantage compagnie. Tenir compagnie. L’expression n’a guère plu à Monsieur Spitzweg. Il n’a nul besoin qu’on lui tienne compagnie. Son idylle avec Clémence ne fut qu’une courte parenthèse, refermée à l’amiable (…)
p. 14
3. Comptoir des Saints-Pères
Dumontier s’est lâché. Les vitres du Comptoir des Saints-Pères résonnent encore de sa véhémence. Les blogs ! Les blogs : il n’y en a plus que pour ça. Voilà que les radios sont envahies de chroniques sur les blogs. (…) Clémence Dufour, comme toujours, a joué la conciliation : Oh ! vous savez, cela permet sans doute aux journalistes d’occuper l’antenne sans beaucoup se fatiguer. (…) Jeanne Corval n’est pas du genre à cacher ses états d’âme. Eh bien moi, ça m’intéresse beaucoup ! (…) Ah ! Spitzweg ! A fait Dumontier en se rassérénant. Voilà au moins quelqu’un qui ne me démentira pas. Arnold a pris tout le temps qu’il fallait pour déguster sa dernière lampée. Je tiens mon blog depuis un mois.
p. 39, 40 et 41
4. Jardin du Luxembourg
Au Luxembourg, au début du mois de juin, les poires ne sont encore que des espoirs de poires. (…) Arnold n’apporte évidemment pas son ordinateur portable pour se rendre au travail, ou flâner au Luxembourg. Aussi a-t-il dû faire l’acquisition d’un carnet noir, pour y prendre des notes. Il recopie consciencieusement tous les noms de poires. Ce soir, il sait qu’il prendra un vrai plaisir à les transfuser dans son blog (sur son blog ?). Ecrit-on dans un blog ou sur un blog ?
p. 61-62
5. Le Train bleu
Arnold aime bien les gares. La plus spectaculaire est sûrement la gare de Lyon, avec son horloge-pendule chantée par Barbara, avec toutes ses promesses de Sud, ses rêves de Côte d’Azur ou d’Italie. Le début juillet y amène toute une foule embarrassée de bagages protubérants. C’est assez savoureux de se frayer un chemin mains dans les poches au milieu de tous ces esclaves du déplacement ferroviaire. Monsieur Spitzweg aime déambuler devant les quais, lire les destinations fruitées. Mais son réel plaisir, le but de sa visite en fait, c’est Le Train bleu. Pas la cafétéria du bas, occupée par des humains-valises en transhumance. En haut du grand escalier.
p. 79
6. Square Tino-Rossi
Arnold est revenu pique-niquer, quai de la Tournelle. C’est vrai que la nuit tombe déjà plus tôt. Avec elle sont venues des bouffées d’accordéon. Pas une musique fluette pour faire la manche. Une musique organisée, en provenance du quai Saint-Bernard, tout près. Monsieur Spitzweg a voulu savoir. Juste après le square Tino-Rossi, il a vu dans la lumière des lampadaires une piste de danse inattendue. Tout autour des badaux comme lui, assis, debouts, admiratifs ou intrigués, et certains prêts à se lancer dans l’aventure. Tango. Ce mélange de langueur et de dynamisme, de hiératisme et d’abandon. Des danseurs de tous âges, entre vingt et soixante ans. Des niveaux techniques très divers aussi, et deux professeurs conseilleurs pour les plus novices. Arnold tient là une bonne scène pour son blog.
p. 109
7. Canal Saint-Martin
Monsieur Spitzweg se lève tôt, pour la fraîcheur et pour prendre ses concitoyens à contre-pied. Aujourd’hui, il a décidé de longer le canal Saint-Martin jusqu’au bassin de la Villette. (…) Il s’arrête longuement au pont tournant. En attendant un peu, on voit toujours le passage d’un bateau. Accoudé en haut de la passerelle, c’est bien de voir l’eau pois cassé, l’écluse qui se vide et se remplit, meilleur encore de regarder le pont tourner pour laisser place à l’embarcation. Il y a un côté provincial, un côté avant-guerre dans cette manœuvre étonnamment désuète en plein cœur de Paris.
p. 123
8. Le Rouquet
Un soir, Arnold reçoit un message d’une amie d’enfance qui l’a retrouvé grâce à son blog : Hélène.
Hélène est là. A huit heures trente, à la terrasse du Rouquet ! Arnold n’en croit pas ses yeux. Hélène-Paris. Ce n’est pas la guerre de Troie. Ces deux mots sont au fond de lui les deux versants de ses vies possibles. Elle est là. Si naturelle. Si jolie – comment penser qu’elle avance elle aussi doucement vers la cinquantaine ? Jean délavé, caraco noir sous une courte veste légère du même ton, si blonde et si bronzée.
p. 139
9. Jardin du Luxembourg
Hélène et Arnold ont prévu de passer une soirée ensemble. Arnold réfléchit à ce qu’il pourrait lui proposer.
Une révélation le saisit tout à coup à l’heure du café. Le quai de la Tournelle ! Oui, ça elle aimerait. Et elle aima. (…) Ils flânèrent longuement au Luxembourg, prirent un café près du kiosque, déambulèrent jusqu’aux ruches du Sénat. (…) Bien sûr, elle avait pensé à Arnold lors de ses visites parisiennes, mais il ne donnait plus signe de vie, ne revenait plus en Alsace. C’est Françoise Wurth, tu te rappelles, qui m’a parlé de ton blog.
p. 143-144
10. Place de la Contrescarpe
L’hôtel d’Hélène était tout proche, à côté de la place de la Contrescarpe. Arnold avait déjà entraperçu la cour pavée où l’on pouvait prendre le petit-déjeuner aux beaux jours. Ils s’embrassèrent devant le porche. (…) Il y a mille façons de faire l’amour la première fois. Elles recèlent toute une vérité, mais il y a aussi une sorte de mise en scène imposée. Entre eux, c’était sérieux, un peu surjoué. Ils firent monter l’excitation avec la partition facile ici de la transgression impatiente, puis le mouvement lent de la rencontre possiblement unique. Arnold s’échappa avant l’aube. p. 147