Cette fois, c’est sur les traces d’Edgar et Ludmilla que je vous embarque !
Ce roman, c’est le premier et le seul livre de Jean-Christophe Rufin que j’ai lu (ce qui est un peu honteux pour une berruyère qui se devrait d’avoir dévoré Le Grand Cœur mais chutttt).
J’ai beaucoup aimé cette lecture et je me suis complètement laissée emporter par l’histoire rocambolesque de ce couple. Pas vraiment de suspens puisque le titre du livre nous révèle direct que les deux tourtereaux vont réussir l’exploit de se marier 7 fois !
Toute la question étant donc de savoir : comment et pourquoi ?
Évidemment, Edgar et Ludmilla ont une vie hors du commun et on a l’impression de lire un espèce de conte de fée pour adultes.
Sauf que… Souvent, les contes de déroulent dans un cadre spatio-temporel totalement irréel. Et là, ce n’est pas du tout le cas ! (Forcément vous dîtes-vous sans doute, sinon elle ne pourrait pas faire une balade sur ce livre !)
Et c’est justement ce qui m’a tant plu dans ce roman : l’ancrage dans Paris à une époque assez proche de la nôtre mais une histoire qui décolle et nous emporte dans un autre univers.
J’espère que ce parcours vous donnera envie de le lire !
Cartographie des lieux
1. Gare de l’Est
Durant un voyage en Ukraine avec trois amis, Edgar, apprenti-reporter, assiste à une scène surréaliste : la foule est rassemblée autour d’un arbre. Sur l’une des branches, est assise une jeune femme, nue, qui refuse de descendre et commence à se faire lapider par les villageois. Le regard qu’échangent Edgar et Ludmilla le poursuit. À son retour à Paris, il monte un projet de reportage sur Khrouchtchev pour retourner là-bas…
La rédaction se montra dubitative. Edgar répondit à toutes les objections. Il sollicita un visa, régla les problèmes pratiques du voyage, choisissant le train plutôt que l’avion et, le 20 mai, il embarqua gare de l’Est dans un wagon en partance pour Lviv.
Si ses commanditaires avaient eu l’idée de lui faire ouvrir sa valise, ils auraient été bien étonnés. À part une tenue de rechange pour lui, elle ne contenait que des habits de femme. Pendant toutes ces semaines, il les avait achetés discrètement mais avec passion. Il ne connaissait pas la taille exacte de celle qui les porterait mais, en s’imaginant l’étreindre, en se donnant la volupté de la voir debout devant lui et d’imaginer sa corpulence, ses mensurations, il rêvait déjà de la serrer contre lui. Elle ne lui était jamais apparue que nue ou couverte d’un sac rêche.
Car c’était Ludmilla le but de ce voyage. Edgar n’avait fait que l’entrevoir mais il n’avait pas cessé depuis lors de penser à elle. Il l’avait abandonnée aux coups de la populace quand elle avait eu, elle, l’audace de tout affronter pour lui sourire.
Cela, il ne l’avait pas oublié. Il était prêt à payer cette lâcheté au prix fort.
p. 33
2. Malakoff
Edgar a réussi à retrouver Ludmilla. Elle aussi avait été profondément marquée par leur rencontre. Ils se marient dans son village et partent pour la France, sans véritablement se connaître.
Ils restèrent un mois dans la chambre du boulevard Vincent-Auriol avant de s’installer dans un minuscule deux-pièces à Malakoff, ironiquement situé rue Lénine.
Le contraste entre eux était saisissant. Ludmilla s’émerveillait de tout. Elle faisait de longues promenades dans les rues pavillonnaires, en regardant avec attendrissement les façades en briques, les petits perchoirs à oiseaux dans les jardins, les lions en plâtre autour des portails. Elle avait bien compris qu’elle ne devait plus grimper aux arbres mais elle recherchait toujours les points hauts, marchait jusqu’aux collines de l’Haÿ-les-Roses ou de Meudon, montait parfois tout en haut des immeubles, quand la cage d’escalier était ouverte, pour regarder la banlieue. Et ce bonheur la faisait chanter, à voix basse quand elle était dans les rues, à pleine gorge lorsqu’elle arrivait dans un endroit découvert et désert, comme la terrasse du parc de Sceaux en hiver.
Edgar, lui, montrait tous les signes du désespoir. Il avait contracté quelques dettes pour financer son voyage en Ukraine et devait maintenant les rembourser. À cela s’ajoutaient la location de l’appartement et les frais de la vie quotidienne.
p. 67-68
3. Place Dauphine
Durant deux années, la situation ne s’améliore guère… Edgar finit par se convaincre qu’il n’est pas capable d’offrir à Ludmilla le bonheur qu’elle mérite et préfère lui rendre sa liberté. Il demande donc le divorce.
Ils se séparèrent sur les marches de pierre en s’embrassant sur les joues. Ludmilla eut le cran d’attendre d’avoir disparu au coin de la place Dauphine pour éclater en sanglots. Elle brouilla son maquillage en se frottant les yeux et laissa la moitié de son rouge à lèvres dans son mouchoir. L’eau noire de la Seine l’attirait mais la saison était déjà venteuse et froide. Cela la retint d’enjamber la rambarde. Elle aurait bien aimé accepter de mourir mais elle ne voulait pas s’enrhumer. Elle ôta ses chaussures à talons et, en les tenant à la main, rentra pieds nus jusqu’à son foyer.
p. 76
4. Avenue de l’Observatoire
Suite au divorce, Edgar est soulagé de ne plus se sentir responsable du bonheur de Ludmilla. Il rencontre un bibliophile qui l’envoie faire les ventes aux enchères et lui apprend les rudiments du métier. Il finit par créer sa propre société et commence à s’enrichir. Il songe alors à revoir Ludmilla pour lui offrir la vie qu’elle mérite.
Ludmilla, elle, regrette de ne pas avoir su parler à Edgar et d’avoir accepté le divorce. Au pensionnat dans lequel elle réside, elle se prend de passion pour le chant et se lance dans les cours de musique. Un jour, une voiture de sport se gare devant le portail du pensionnat…
La voiture d’Edgar était garnie de sièges en cuir bordeaux et le tableau de bord en racine de bruyère brillait de laque transparente. Par les fenêtres ouvertes entrait un air tiède et piquant, chargé des pollens du printemps. Ils ne se disaient rien, riaient. Edgar ôtait de temps en temps la main qui tenait celle de Ludmilla pour changer les vitesses.
Il y avait peu de voitures dans les rues, sans doute à cause des événements qui secouaient Paris en ce mois de mai 1968. Ils remontèrent l’avenue de l’Observatoire en roulant au milieu de la chaussée et, à Port-Royal, Edgar grilla même un feu rouge. Il avait vaguement l’impression qu’il aurait dû parler, donner quelques explications mais il n’y parvenait pas. L’instant était si voluptueux qu’ils avaient l’un et l’autre envie de le prolonger en silence.
p. 93
5. Mairie du Xe arrondissement
Ces retrouvailles amènent à nouveau Edgar et Ludmilla au mariage.
Le deuxième mariage eut lieu en juillet 1968, à la mairie du Xe arrondissement de Paris. Le calme était revenu dans la ville, les Parisiens partis en vacances, il faisait chaud.
Cette cérémonie était une idée d’Edgar. Il tenait à racheter le caractère presque clandestin de leur première union, au consulat de Kiev, et surtout la procédure humiliante et douloureuse du divorce. Par contraste avec ces débuts calamiteux, il entendait placer ce deuxième mariage sous le signe de l’aisance. Chez lui, faute d’expérience, le luxe prenait volontiers à cette époque la forme du mauvais goût. Il avait loué pour deux jours une Rolls décapotable rose avec un chauffeur en frac.
p. 100
6. Boulevard de Magenta
Edgar et Ludmilla s’installent boulevard de Magenta. Edgar poursuit ses activités dans le domaine de la bibliophilie, qui s’avèrent assez lucratives et Ludmilla s’adonne assidûment à ses cours de chant. Sa professeure, consciente du talent de son élève, fait venir Denise Leobel, agent d’artistes lyriques, qui offre un contrat à Ludmilla.
Quand Ludmilla rentra boulevard Magenta, elle trouva Edgar soucieux d’une grosse vente prévue pour le lendemain. Au cours du dîner, elle lâcha négligemment :
– Je vais chanter à l’opéra.
– Ah, bon, dit-il. C’est bien.
Il était admiratif des talents de sa femme mais il faut reconnaître qu’il les considérait avec un peu de condescendance. L’essentiel pour lui était ailleurs, dans ce qu’il faisait de lui et qui leur apportait la prospérité. Il aurait dû se méfier. La vie se charge souvent d’administrer des leçons aux présomptueux. Il n’eut pas à attendre longtemps pour s’en apercevoir.
p. 108
7. Rue Bréa
Un amateur ayant acheté un ouvrage rare à Edgar s’aperçoit d’une supercherie et dénonce ses méthodes. Progressivement, le scandale des faux éclate au grand jour. Ludmilla, représentée désormais par Vaclav, un agent de Denise pour la France, commence à se représenter sur scène. Obnubilé par ses déboires judiciaires, Edgar s’intéresse de moins en moins à Ludmilla. Lassée de ses complaintes permanentes, sa colère éclate. Elle demande le divorce afin de le délivrer des obligations qu’il pense avoir à son égard et d’offrir à leur amour la possibilité de s’épanouir. Suite à la prononciation du divorce, elle emmène Edgar chez Dominique, un restaurant russe de la rue Brea.
Le maître d’hôtel les plaça dans une sorte d’alcôve tendue de tapisseries rouge et bleu foncé. Il leur servit de la vodka et des zakouski. Visiblement, ils étaient attendus. Edgar comprit que Ludmilla avait non seulement réservé leur place mais aussi prévu l’agencement de la soirée dans ses moindres détails.
Il était bien qu’ils soient arrivés tôt. Ils eurent ainsi un moment pour se parler avant que le brouhaha du service et le crin-crin des violons tziganes ne recouvrent tout. – Voilà, dit-elle en portant un premier toast. Je t’annonce mon intention de ne jamais te quitter.
Elle but son verre d’un trait et il l’imita avec une grimace. Ils rirent tous les deux.
– Plus rien ne m’oblige à rester avec toi. Nous sommes séparés. Tu n’es plus responsable, plus coupable. Nous sommes libres de tout, y compris de nous aimer.
p. 129-130
8. Opéra Garnier
Grâce à ce divorce, Edgar parvient à envisager autrement son rapport à Ludmilla. Ils traversent ensemble une période de dénuement qui ne fait pas sombrer Edgar dans la culpabilité. Ludmilla est engagée à l’Opéra de Paris comme remplaçante de la remplaçante de la cantatrice qui joue le rôle d’Aïda. Ses chances d’apparaître sur scène sont donc plus que minces. Pourtant, un incroyable concours de circonstance l’amène sur les planches…
Comme un prédateur renifle une proie avant de la dévorer, le public ouvrait grand les yeux sur la jeune femme qui s’avançait avec peu d’assurance. Cette image vide demandait à s’emplir d’une voix pour que l’on sût quel ramage allait avec ce plumage et qu’on comprit finalement à qui on avait affaire.
Ludmilla, dans le silence abyssal du théâtre, entendait le crissement de ses volants de soie sur le plancher. L’orchestre, sidéré lui aussi, mit un temps avant d’attaquer la partition. L’attente dura un instant de trop.
Les premières mesures furent un combat – Ludmilla calait sa voix : elle avait commencé trop bas, il lui fallait mettre plus de puissance. Les spectateurs rugirent, comme une bête fauve qui résiste à un ordre du dompteur.
En une fraction de seconde, ce cri grossier fit écho dans l’esprit de Ludmilla avec ce qu’elle avait vécu, jadis, dans son village : l’hostilité des paysans, leurs menaces. Elle se revit perchée sur son arbre, dans la lumière bleue d’un après-midi de soleil, tout comme elle était aujourd’hui placée en hauteur de cette scène, encadrée par le poudroiement d‘azur et d’or de la vallée du Nil, peinte sur les décors.
La menace mobilisait en elle la force qui lui avait permis de tout endurer et de tout vaincre. Une énergie mauvaise et pure emplit sa voix.
p. 141
9. Mairie du XIe arrondissement
L’interprétation d’Aïda a rencontré un franc succès et Ludmilla a fait la une des journaux, tant pour sa prestation que pour son parcours. Un an et demi après le divorce, elle est enceinte de six mois. Avec Edgar, ils éprouvent le besoin de se remarier.
Ils se rendirent à pied à la mairie du VIe arrondissement où ils habitaient désormais. Ils avaient donné rendez-vous à quatre amis qui chacun avait pris sur son emploi du temps pour venir les assister dans cette procédure. Ludmilla était vêtue très simplement d’une robe en lin, découvrant le genou, avec un décolleté rond qui mettait en valeur son cou fin et long. C’est à peine si son ventre, un peu moins plat qu’à l’ordinaire, laissait deviner sa grossesse. Elle avait les cheveux courts et cela la rajeunissait encore. Edgar portait un complet gris perle et une cravate club jaune.
Ils n’avaient fait aucune publicité et n’avaient pas lancé d’invitations, par crainte que des journalistes indiscrets ne signalent l’événement. Le soir, ils organisèrent un dîner avec les témoins et quelques amis chez eux, rue Guisarde, dans l’appartement de quatre pièces qu’ils louaient au dernier étage. Là aussi, la normalité était omniprésente : aucun faste, aucune trace non plus des privations que, récemment encore, ils avaient dû subir.
p. 146
10. Hôtel Regina
Edgar se lance dans un projet de construction d’hôtels un peu particuliers. Pendant ce temps, la carrière lyrique de Ludmilla ne décolle pas. Elle est finalement confiée aux mains d’un certain Karsten, qui la pousse dans ses retranchements. Leur relation finit par dépasser le seul cadre professionnel, ce que Edgar finit par comprendre et qui les mène à un nouveau divorce.
À cette époque, le milieu des années quatre-vingt, le divorce était très largement une procédure contentieuse. Rares étaient les cas qui pouvaient se régler par consentement. Il fallait formuler des reproches précis, prouver une faute grave.
Ludmilla n’était pas prête à jouer ce jeu, elle dut pourtant s’y résoudre. Après la première altercation, elle n’avait pas supporté de rester sous le même toit qu’Edgar. Elle avait loué une suite à l’hôtel Regina et s’y était installée. Ce n’était pas pour revoir Karsten, tout au contraire. Il lui semblait plus évident que jamais que ces relations, avec son mari et avec Langerbein, n’étaient pas les deux termes d’un choix. Quitter l’un ne signifiait pas qu’elle allait vivre avec l’autre. C’était même l’inverse : l’aventure avec l’Italien et son mariage avec Edgar étaient les deux faces d’une même histoire. L’une servait de contrepoids à l’autre. Si l’un des deux disparaissait, il entraînait l’autre dans sa chute. En quittant Edgar et en se réfugiant sur le terrain neutre d’un hôtel, elle se sentit en sécurité et n’eut aucune envie de rappeler Karsten. Comme ce n’était jamais lui qui la sollicitait, elle ne le vit plus durant cette période.
p. 230-231
11. Pré Catelan
Edgar se lance dans un projet de construction d’hôtels un peu particuliers. Pendant ce temps, la carrière lyrique de Ludmilla ne décolle pas. Elle est finalement confiée aux mains d’un certain Karsten, qui la pousse dans ses retranchements. Leur relation finit par dépasser le seul cadre professionnel, ce que Edgar finit par comprendre et qui les mène à un nouveau divorce.
À cette époque, le milieu des années quatre-vingt, le divorce était très largement une procédure contentieuse. Rares étaient les cas qui pouvaient se régler par consentement. Il fallait formuler des reproches précis, prouver une faute grave.
Ludmilla n’était pas prête à jouer ce jeu, elle dut pourtant s’y résoudre. Après la première altercation, elle n’avait pas supporté de rester sous le même toit qu’Edgar. Elle avait loué une suite à l’hôtel Regina et s’y était installée. Ce n’était pas pour revoir Karsten, tout au contraire. Il lui semblait plus évident que jamais que ces relations, avec son mari et avec Langerbein, n’étaient pas les deux termes d’un choix. Quitter l’un ne signifiait pas qu’elle allait vivre avec l’autre. C’était même l’inverse : l’aventure avec l’Italien et son mariage avec Edgar étaient les deux faces d’une même histoire. L’une servait de contrepoids à l’autre. Si l’un des deux disparaissait, il entraînait l’autre dans sa chute. En quittant Edgar et en se réfugiant sur le terrain neutre d’un hôtel, elle se sentit en sécurité et n’eut aucune envie de rappeler Karsten. Comme ce n’était jamais lui qui la sollicitait, elle ne le vit plus durant cette période.
p. 262-263
12. Notre-Dame
Ces retrouvailles, savamment orchestrées, donnent lieu à un quatrième mariage.
Sans qu’ils aient lu le roman Bel-Ami, une prudence mondaine leur avait fait célébrer les précédentes unions à la mairie. Pour leur apothéose, restait encore l’église. Comme ils n’y avaient jamais eu recours, ils n’eurent pas à demander de dispense papale : l’archevêque de Paris lui-même les accueillit à Notre-Dame.
Un ballet de voitures noires avait déposé devant les portails les plus hauts dignitaires de la République, à commencer par le président Mitterrand. Edgar lui avait rendu de grands services, en particulier pendant la campagne pour sa réélection l’année précédente. Un grand nombre d’invités prestigieux appartenant aux mondes de la presse, des affaires, du spectacle et de la politique peuplait les travées. Et comme la France ne vivait pas encore à l’heure du terrorisme, un public de curieux, attiré par cet événement mondain, se faufilait devant les chapelles latérales et entre les colonnes des nefs secondaires.
Ludmilla était vêtue d’une robe d’organdi, évidemment coupée par Saint Laurent auquel elle était toujours fidèle et qui était d’ailleurs présent en personne dans les premiers rangs. Faute de parents mais surtout parce que le couple qu’il s’agissait d’unir n’était pas tout à fait composé de jeunes innocents, Ludmilla s’avança vers l’autel au bras d’Edgar. Il était en frac, avec un pantalon à rayures et une cravate rouge et bleu, un gros oeillet à la boutonnière. Lors de leur deuxième mariage, ils avaient porté des tenues bien moins coûteuses mais qui, en raison de leur relative pauvreté d’alors, paraissaient somptueuses. Cette fois, au regard de leurs fortunes, ils semblaient au contraire vêtus avec une relative simplicité.
p. 271-272
13. Opéra Garnier
Edgar et Ludmilla se font à nouveau manipuler par Rick de Lacour. Poussant Edgar à l’adultère, il provoque sciemment leur séparation. La roue tourne également du côté de leurs carrières respectives, l’empire construit par Edgar venant à s’effondrer et Ludmilla finissant par quitter définitivement la scène, suite à une ultime représentation d’Aïda à l’Opéra de Paris.
Dès les premières notes, le public comprit que la magie de la voix ne viendrait pas corriger la mauvaise impression produite par l’attitude et l’aspect de l’artiste. Ludmilla chantait mal et le sentait. Le plaisir qu’elle éprouvait d’ordinaire dès qu’elle commençait à faire entendre sa voix était cette fois contrarié par la douleur de gorge qu’elle ressentait. Elle avait suffisamment de métier pour entendre qu’elle ne chantait pas bien. En quelques instants, les sifflets et les cris vinrent ajouter leur tumulte, recouvrir sa voix.
La morsure de l’humiliation lui parut d’abord salutaire. Elle s’en imprégna. Dans le passé, c’est ce sentiment d’hostilité qui avait eu le pouvoir de la faire sortir d’elle-même, de lui donner une énergie capable de tout vaincre. Mais cette fois, le déclic intime ne se fit pas. La violence du public l’étouffait, lui ôtait ses dernières forces. À un moment, elle se figea. Les siffleurs s’arrêtèrent, curieux de savoir ce qu’elle allait faire. Il y eut un silence car l’orchestre ne pouvait continuer seul. Ludmilla fixé un horizon invisible dans l’obscurité du théâtre, symbole en cet instant d’un monde vide d’amour, et lentement, d’une démarche presque sereine, elle quitta la scène.
Elle n’y remonta jamais plus.
p. 306