Une fois n’est pas coutume, nous quittons Paris pour Malte, le temps d’une balade littéraire sur les traces de Daniel Rondeau.
Malta Hanina n’est ni un roman, ni un véritable récit autobiographique mais une sorte de guide littéraire de l’île.
J’espère que ces quelques extraits vous plairont et vous donneront envie d’en lire plus et, pourquoi pas, de prendre des billets d’avion pour vous offrir une escapade en terre maltaise !
Bonne balade !
Cartographie des lieux
1. Zebbug
A Tanger, au Liban, à Alexandrie, à Istanbul, à Carthage, je n’étais qu’un oiseau de passage. A Malte, attaché à ce rocher par mes lettres de créance, je vois de ma fenêtre tourner le manège des saisons, et fleurir les orangers. Le soleil de Zebbug éclaire d’une façon rétrospective les étapes du chemin qui m’ont conduit jusqu’ici. Zebbug en maltais signifie le vieil olivier. Ils sont trois rescapés au fond du jardin, énormes, encore féconds de fruits. Paris semble loin, englué dans les divisons, peinant à dégorger une dépression qui dure depuis vingt ans. La Malte, comme on disait autrefois, respire loin de cet air aigre et des vieilles rancunes. C’est cette petite république catholique dont je veux parler, raconter ce cœur précis des eaux, qui semble dériver sans mourir au fil du temps, et ne réclame à aucun Européen d’abdiquer ses souvenirs.
p. 17-18
2. L-Imdina
Une lumière blanche, un ciel minéral et une chaleur de four mettent l’île sous narcose jusqu’aux premières brises du soir. Je vais parfois avec N. attendre ce regain d’air sur les remparts de Mdina. Vue dominante, toute l’île sous le regard, campagne africaine, terre brûlée, villes horizontales, panaches pastels des lauriers, silhouettes cubistes des tankers au fond de la mer, et posée sur l’horizon, l’imperceptible ligne blanche de la Sicile. En quelques minutes, la mer devient noire, une ombre violette engloutit l’archipel, c’est la nuit.
p. 28-29
3. Il-Birgu
J’ai toujours eu un faible pour les écarts et les solitudes, les villes ensablées, les faubourgs abandonnés à une pauvreté essentielle, délaissés par l’avidité contemporaine, les bouts du monde (le bout du monde, c’est le nom d’une terre de notre maison en Champagne). Dans ce quartier populaire et ensommeillé du Birgu, nourri de soleil et de mer, la vie garde la nonchalance de ceux qui en ont vu d’autres. Elle coule loin de l’armée invasive des touristes et des commandos de promoteurs. Même l’air semble ici plus léger qu’ailleurs. L’eau des criques assourdit les sons. Le moteur d’un bateau qui s’éloigne, le marteau d’un menuisier, le refrain d’une radio, rien ne perturbe la simplicité du matin.
p. 46-47
4. Cafe Du Brazil – Il-Birgu
Les rues et ruelles de Vittoriosa s’évasent pour se rejoindre sur une place en pente. Quelques hommes, assis sur des chaises, parlent et fument, devant leurs portes. A la terrasse du café du Brésil, des adolescents sont assis devant des bières. Une plaque sur la façade rappelle que la petite centaine de familles venues de Rhodes avait ici l’une de ses trois églises orthodoxes. Les Rhodiens étaient médecins, artisans, tailleurs, orfèvres. L’un d’eux, architecte, enseignait aux esclaves les techniques de construction de routes, de terrasses et de citernes.
p. 50
5. La Valette
Le passé vit toujours dans les rues étroites de La Valette. Unité et diversité des façades, balconnets en bois et en pierre, portes dessinées, armoriées, linge aux fenêtres, et paniers jetés des étages puis remontés par une corde, au passage du boulanger, couvents silencieux, or et encens des églises, cris des enfants, bannières rouge et jaune, alignements d’élégants entrepôts, quais monumentaux.
p. 65
6. Gate of Provence – Il-Birgu
Sur la route qui quitte Birgu en trouant les remparts, un énorme panneau, Gate of Provence. Malte est restée pendant plusieurs siècle la plus éloignée des frontières françaises.
p. 94
7. Ħaġar Qim
Je pars des hauts de San Niklaw et me laisse descendre vers Hagar Qim et Mnajdra, entre des chèvres et des amandiers en fleur. Les deux temples dressent face à la mer des remparts de calcaire coralliens. A l’intérieur : cours pavées, dalles horizontales, certaines formant de mystérieux passages, lucarnes pour les soleils des solstices et des équinoxes, pierres dressées, immenses, encastrées les unes dans les autres, portes pour l’oracle, niches, autels, jambes potelées des premières Vénus maltaises, pierre poinçonnée (comme de la cire d’abeille). Tout autour de la mer calme, la lumière, et partout sur la roche des touffes rondes de fleurs jaunes qui donnent à l’air un goût de poivre.
p. 96
8. Co-cathédrale Saint-Jean La Valette
Retour à Saint-Jean. […]
La chapelle de France est dominée par le tombeau romantique du comte de Beaujolais (mort en 1808). […] Le jeune comte de Beaujolais est l’un de ces enfants sacrifiés aux Gorgones de la Révolution. Après avoir vu passer sous les fenêtres du Palais-Royal la tête de la princesse de Lamballe sur une pique, il est arrêté en même temps que tous les Bourbons, incarcéré au fort Saint-Jean à Marseille, où il devient tuberculeux. Libéré par le Directoire, il mène une vie désunie aux Etats-Unis puis en Angleterre. Détruit, porté sur la boisson, il s’engage en 1804 dans la Navy. Il débarque à la Valette le 15 mai 1808. Quinze jours plus tard, le 30 mai, Beaujolais décède dans l’ancien palais de Suffren (l’actuel National Museum). Son corps, inhumé provisoirement à Notre-Dame-de-Liesse, est transféré à Saint-Jean, dans la chapelle de France, en 1843. […]
Les deux Caravage. Combien d’heures passées dans l’oratoire de Saint-John, entre les deux tableaux du Caravage, Saint Jérôme et la Décollation de saint Jean ?
p. 104-105
9. Gozo
Gozo, accessible par ferry en une trentaine de minutes, est la sister island et le potager de Malte. Les Maltais ont l’habitude d’y passer le weekend ou les mois de forte chaleur, bien qu’ils ne laissent jamais de fustiger les travers qu’ils prêtent aux Gozitains («Les Gozitains ne respectent pas les lois maltaises, ils s’arrangent toujours pour ne pas payer d’impôts, leur cadastre est indéchiffrable sauf par eux-mêmes, les Gozitains n’ont confiance en personne et surtout pas dans les Maltais, la preuve en est qu’ils se marient entre eux, etc.»). Un petit hydravion, qui décolle de Grand Harbour, fait aussi la navette en été. Passer d’une île à l’autre reste un voyage.
p. 126
10. Palazzo Parisio – La Valette
Par un après-midi de plein soleil, je grimpe les marches de Melita Street jusqu’à Merchants Street. Je parcours quelques mètres au milieu d’un flux piéton qui mêle dans une lumière blanche touristes en short dégorgés des bateaux et insulaires en tenues variées, et m’arrête devant l’élégant Palazzo Parisio. Première surprise : à droite du portail d’entrée, une plaque commémorative rappelle que Bonaparte habita dans ce palais, pendant son séjour maltais, du 12 au 18 juin 1798.
p. 167-168
11. Ghar Dalam
Dans l’obscurité de Ghar Dalam ont vécu les premiers Maltais (vers 5000 av. J.-C.). Ils étaient venus de Sicile avec leurs objets en céramique et vivaient de l’agriculture. A l’entrée de la grotte, éclairée par le soleil du matin, bourdonnent des nuages de guêpes. Un chemin s’enfonce dans ce boyau géant qui avala et digéra les cadavres d’animaux charriés par l’ancienne rivière, pétrifiés dans des coulées de fientes sableuses. Un chemin de planches domine maintenant les coupes faites dans ces entrailles de l’Histoire. Des carottes stratigraphiques dessinent d’énormes phallus qui s’accordent aux fanons des roches. Je suis Jonas dans le ventre de la baleine. Mille ans ou deux mille ans après Ghar Dalam viendra le temps des temples traversés par les soleils des solstices, des Vénus sans tête, des fresques spiralées et des pierres à nids d’abeille.
p. 202-203
12. La Valette
Le 13 juillet 1971, j’arrivais à Nancy, avec N., pour m’établir en usine. Je voulais affronter le réel. Quarante ans plus tard, à La Valette, ouvrier de la diplomatie française sur une île perdue en Méditerranée, j’ai été, au quotidien, pendant trois ans, au plus près de multiples réalités humaines. Maintenant que je vais repartir, je regarde s’ordonner le temps qu’il nous reste avec une curiosité accrue. Les matins calmes, les maisons chauffées à blanc par le soleil au zénith, le thermomètre de la balustrade du jardin dynamité, la mer comme une vitre de lumière, cassée par les nuées des bateaux, puis le nappage pastel de l’île tout entière, avant l’encre de la nuit.
p. 256